Racines
par Manon Le Gallo
Un texte paru dans Nouvelles et Récits
L’eau chuchotait à l’oreille de la nuit à mesure que l’embarcation remontait le courant. À la proue de la barque s’élançait la longue tige recourbée au bout de laquelle se balançait doucement la lanterne ; un lézard des rives, dont les écailles émettaient une lueur chaude dès que tombait l’obscurité, se lovait au creux du globe transparent, prodiguant l’or palpitant de son halo. Cette petite poignée de lumière semblait flotter sur l’air tiède, traînant derrière elle la barque silencieuse.
Debout sur son esquif, l’œil ballotté par les méandres de la rivière, la sylve bruissait à peine, ne daignant briser l’immobilité que pour manier sa longue rame. Elle était proche.
Peau d’écorce, chevelure de feuillage – elle aurait pu attirer l’oiseau de passage ou quelque animal distrait bondissant d’une branche à l’autre, mais nulle créature ne s’approchait d’elle. Ils percevaient sa nature singulière, son essence. Esprit des forêts profondes et des eaux vertes où jamais le soleil ne trempait ses rayons, elle s’éveillait comme ses semblables le soir venu, se détachait du tronc ou de la souche que le jour l’avait vue étreindre, s’animait au creux des heures sombres.
Mais cette nuit était différente ; elle était promise à une destination particulière, offerte à cette solitude dont l’intime fait son rempart.
La lisière de son regard capta la course entrecoupée d’un rukki, petit mammifère des buissons qui avait la particularité de se rematérialiser quelques pas plus loin lorsqu’il bondissait. Sa silhouette se diluait dans une tache de couleur vite évaporée avant d’apparaître de nouveau le long de la berge. Le petit animal au museau étroit et aux larges oreilles fit une courte pause le temps de regarder la barque glisser sur l’eau ; l’éclat de la lanterne promena des reflets sur sa fourrure claire. Il inclina un instant la tête avec curiosité, puis se dissipa.
La sylve se détourna : le quai rudimentaire creusé dans la boue du rivage se profilait déjà. Elle prépara l’amarre. Comme poussée au fond de son champ de vision, une silhouette sombre et massive envahissait jusqu’à la canopée.
*
Mains tendues en coupe devant elle, terre humide recueillie au creux des paumes, elle laissa doucement sombrer son échine et déposa son regard sans le voir sur le sol à ses genoux. Dans le silence cousu de bruissements, la litanie commença à se dérouler d’entre ses lèvres.
D’une voix qui semblait tissée d’écorce et de branches noueuses, de feuilles séchées qui craquent sous le pied.
D’une voix venue des profondeurs, que l’on ne faisait vibrer que pour des mots lourds de sens.
Puis la voix s’estompa, comme embuée dans l’air nocturne ; les syllabes s’adoucirent, perdirent leurs arêtes, jusqu’à n’être plus que velours. Les murmures tombaient au goutte à goutte, égratignant à peine la quiétude de la forêt.
Le silence reprit ses droits.
Une fois récitée l’ode funèbre, la sylve se redressa. La terre brune glissa d’entre ses doigts. Elle s’était agenouillée entre les racines de géant qui s’étiraient tout autour, faisaient le gros dos, certaines plus hautes et épaisses qu’elle. À leur aplomb s’élevait le tronc, assez vaste pour abriter un monde en son sein, assez haut pour qu’on pût oublier la terre le temps d’atteindre son sommet. Et puis les frondaisons, infinies, opaques, qui mêlaient leurs rameaux à ceux de mille arbres plus petits alentour, qui elles-mêmes auraient pu en dissimuler mille autres.
C’était Elle. La sylve avait renoncé à compter le nombre des années ; cette réponse-là dormait derrière une muraille d’écorce. Et pourtant, à chaque solstice d’été, infatigablement, elle revenait égrener son hommage, déposer son manque en offrande, chercher entre ces racines celles qui lui avaient été arrachées, cueillir un peu de réconfort. Sous la silhouette-monde de celle qui lui avait donné la vie, l’esprit de la forêt se sentait aussi éphémère qu’une maigre branche charriée par les eaux. Sa mère, que la mort avait changée en arbre immobile, ainsi qu’il en était de tous les esprits de leur espèce, était l’éternité. Ainsi tournait le monde depuis l’aube des temps, sur cet immuable déséquilibre ; le définitif appartenait aux disparus, ne laissant aux vivants que le provisoire en héritage.
Loin au-dessus, les feuillages s’ébrouèrent sous le vent, faisant pleuvoir des chuchotis.
La sylve vint se blottir au pied du tronc. Quelques lézards des rives qui filaient dans les fourrés mouchetaient d’or l’obscurité, jouaient à délier les ombres. Des lambeaux de la chaleur des longs après-midis imprégnaient encore l’air.
« Maman », souffla-t-elle en pensée. « Comment peux-tu être partout et n’être nulle part ? Comment peux-tu occuper autant d’espace tout en laissant un vide aussi vaste ? »
Les branchages qui retenaient le ciel captif semblaient s’étendre pour recouvrir la forêt toute entière. Et cela n’avait aucun sens ; par cette métamorphose, l’absente était devenue omniprésente. Le deuil était fait depuis plus d’étés qu’on ne pouvait en compter, mais l’arbre demeurait, respirait l’immuable comme savent si bien le faire les choses perdues. Et les racines plongeaient plus vaillamment que jamais dans le sol, résolument agrippées au monde.
« C’est toi qui es partie, et pourtant c’est toi qui es ancrée à la terre, quand je ne fais qu’être poussée sans attache au long des années. J’ai besoin de ces racines. Laisse-moi te les emprunter. »
Pour toute réponse, une nouvelle bourrasque vint agiter l’épaisseur de la nuit, sema son lot de frissons parmi les arbustes proches. On entendit quelque chose filer sous les fougères.
« La forêt ne cesse de grandir, de se mouvoir, on gratte la terre, on brise des branches, on enfouit de nouvelles graines, on entend les feuilles tomber et naître encore, on se coupe aux épines, la rivière se soulève et s’apaise au fil des caprices des pluies, tout est en perpétuel mouvement, mais toi tu restes inchangée. Le temps ne peut pas te toucher. Tu es là, et c’est tout. »
Ces mots formulés en pensée ne trouvèrent aucun écho, mais le réconfort de les laisser prendre forme se drapait peu à peu autour de la sylve. Elle resta longtemps là, perdue mais sereine, à regarder les longues heures noires ruisseler lentement jusqu’au seuil du jour. Elle resta, sans bruit, avec pour seule compagnie celle qui n’était plus à ses côtés.
Les rares lacets de lumière que la lourde canopée laissait couler jusqu’au sol le jour venu commencèrent à s’éveiller, à piqueter la mousse sombre des rochers. Le temps du sommeil était venu.
Alors, comme chaque année en cette journée d’été, la sylve étendit le bois craquelé de ses bras. Comme chaque année, elle étreignit l’épaisse racine près de laquelle elle avait passé la nuit. Et elle s’endormit, invisible à l’œil ignorant, contre l’écorce immo
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